Le corps des journalistes au combat

Le combat des journalistes canadiens contre le harcèlement et les agressions physiques a été exacerbé lors de la manifestation des camionneurs à Ottawa en février 2022.

La manifestation pour dénoncer les mesures sanitaires contre la Covid avait lieu au cœur de l’hiver, dans le grand froid; elle réunissait des camionneurs mais surtout des camions dont le moteur roulait sans arrêt, dégageant des odeurs de diésel concentrées et dont les klaxons raisonnaient à toute heure du jour.

Des journalistes couvrant la manifestation ont été encerclés, poussés, bardassés, insultés, invectivés par des manifestants. L’Association canadienne des journalistes a fait état d’une avalanche de messages racistes et misogynes.

Le harcèlement et les agressions ont été dénoncés par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, dans ses infolettres à ses membres et par la voix de son président, Michael N’Guyen, qui a multiplié entrevues à ce sujet.

Le combat a été présenté principalement comme une lutte pour « la liberté de presse » et les attaques comme étant « inquiétantes pour la démocratie ».

Une autre façon de voir le combat est de plutôt le présenter comme une lutte pour protéger un outil de travail crucial, soit : le corps du journaliste. Quand le corps du journaliste est harcelé, menacé, agressé, il ne peut plus bien servir la démarche journalistique.

Le harcèlement et les agressions minent, érodent, rongent, dégradent l’outil de travail. Autrement dit, l’angle mort du combat des journalistes contre les voies de fait, le harcèlement et les divers dangers, c’est le corps. Le corps outil. Le combat à mener est de maintenir l’outil intact, aiguisé, affuté.

En effet, on peut voir le corps du journaliste comme un outil. Plus précisément, un outil « capteur », « transducteur » et « dépositaire » au service de la démarche journalistique.

Cette façon d’envisager le corps des journalistes et le travail journalistique ouvre la voie à des questions nouvelles quant aux combats à mener. Par exemple :

  • Comment le corps capteur, protégé par un garde du corps, accomplit-il son travail?
  • Quelles informations capte un corps bousculé, ou victime de voies de fait?
  • Une attaque contre une journaliste est-elle une information pertinente? Faut-il en faire fi? L’attaque doit-elle être l’objet du reportage?
  • De quelles façons le corps transducteur réagit, au moment de trier les informations, s’il mène en parallèle un combat contre du harcèlement? Contre la peur?
  • Faut-il tenir compte de cette strate supplémentaire d’analyse? Comment?
  • À quel moment l’auto censure intervient-elle?
  • Les journalistes à fleur de peau, accablés, peuvent aussi se demander :
    Qu’y a-t-il dans ce harcèlement à capter, filtrer et porter?
  • Y a-t-il un manque de représentation, un manque de reflet des préoccupations des personnes harcelantes?
  • Faut-il réfléchir à comment les journalistes réalisent leur collecte d’information, auprès de qui?
  • Faut-il remettre aussi en question les catégories, significations, valeurs convenues ou tenues pour acquises utilisées pour classer les informations?
  • Faut-il remettre en question les façons journalistiques de créer du sens?
  • …questionner l’impact du micro, de la caméra ou du carnet de notes?
  • …réfléchir au pouvoir de représentation du journaliste?
  • …laisser plus de place aux idées marginales?
  • Les journalistes doivent-ils intégrer le harcèlement et la possibilité d’attaques à leur routine de travail, à leur démarche journalistique?
  • Doivent-ils tenir pour acquis que « La violence physique et les traumatismes émotionnels font partie du quotidien du journalisme »?
  • Les journalistes pourraient même réfléchir au fait que
    …Il y a une adrénaline, donc une énergie puissante à puiser dans la couverture de manifestations hostiles.
  • Ce qui ouvre la voie à d’autres questions :
  • Les journalistes peuvent-ils avoir plusieurs corps, ou se détacher en plusieurs corps -avoir à la fois un « corps filtre » et un « corps armure »?

    Des questions qui permettent de voir le combat sous un éclairage différent, qui contribuent à donner un second souffle à la lutte, qui peuvent aider à affronter les violences que les journalistes subissent.

    « Le corps du journaliste au combat » présenté au Colloque Journalisme et combat. Rencontres internationales de recherches sur le journalisme, Institut de journalisme de Bordeaux Aquitaine, Bordeaux.

    La présentation.

Bio

Chantal Francœur est professeure à l’École des médias de l’UQAM. Elle a pratiqué le journalisme à Radio-Canada, aux nouvelles et aux affaires publiques, pendant près de 20 ans. Elle est l’auteur de La transformation du service de l’information de Radio-Canada, de nombreux articles et chapitres de livres sur le journalisme, de compositions sonores, de Ma mère a l’Alzheimer, co-directrice de Relations publiques et journalisme à l’ère numérique.